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4.8/5

Une nouvelle de Studionègre

Cela faisait longtemps que la communauté ne s'était pas emparée du blog, voila qui est fait avec la nouvelle de Studionègre qui va suivre. Je vous rappel que le "quoi de neuf" est ouvert à tous, si vous avez des envies de partage...

Il n'en est pas à sa première tentative, et ça se sent, voici, amis lecteurs, de quoi vous mettre dans la peau d'une mouche :

Diptère

Encore un choc aussi brutal contre cette satanée vitre, et j'y perdrai à coup sûr plusieurs dizaines des précieuses facettes de mes yeux composés. Mais que voulez-vous qu'une petite mouche bleue telle que moi comprenne à la transparence du verre ? La fenêtre est bel et bien fermée, et tant qu'elle le demeurera je n'aurai aucune chance de rejoindre la ligne verte de l'horizon instable qui danse de l'autre côté du jardin. Là-bas, la forêt s'ébroue après la pluie d'orage qui s'est abattue sur la campagne, propageant partout aux alentours les effluves sauvages du sous-bois. Ces arômes subtils me rendent folle ! Précipités par l'abominable canicule qui frappe toute la région depuis le début de l'été, les pourrissements forestiers embaument jusqu'à l'air qui me parvient derrière mon carreau hermétique. Feuillages asséchés, oeufs oubliés, fumures et crottins variés, cadavres en décomposition, exaltent mon émoi déjà intense. Mais si je me laisse gagner par cette fièvre et que je continue de taper comme une imbécile sur mon hublot, rien ne pourra me passer par la tête que mon arrière-train, et je ne trouverai pas la solution pour sortir de ma prison.

Cependant, insecte je suis, insecte je demeure. D'un mouvement nonchalant, je fais le tour de l'espace à ma disposition à la recherche d'une autre issue et, redécouvrant miraculeusement ma lucarne facétieuse, je m'élance de nouveau à toute allure vers elle. Elle n'a rien perdu de son étanchéité, mon crâne s'y fracasse dans un claquement désagréable. Je me pose, un peu étourdie, sur la paroi qui ne veut pas céder. Quelques pas dégourdiront vite mes membres ankylosés. La halte tente également une de mes soeurs, puisqu'après avoir, elle aussi, copieusement pris sa caboche pour un marteau-piqueur, elle me rejoint et commence à marcher sur les mêmes sentiers invisibles que moi. Ses phéromones sont limpides, voici une calliphora vomitoria du plus bel acabit. Je suis formelle.

D'une coquette couleur acier, sa robe cache mal un ventre étiré dont le gonflement trahit une prochaine ponte abondante. Avec notre espérance de vie d'imago de trois ou quatre semaines, le temps nous est compté et nous sommes toutes obsédées par la perpétuation de l'espèce. En ce qui concerne ma compagne de promenade, l'affaire est en bonne voie. Quant à moi, il serait pour le moins surprenant que mes jolies ailes et mon abdomen constellé ne séduisent pas, avant la fin de la journée, l'un des mâles pléthoriques rassemblés en vol stationnaire près du plafond. Nombreux sont les humains que navre et dégoûte notre fertilité, ils doivent pourtant se rendre à l'évidence, notre race ne s'éteindra pas avant la leur.

Ragaillardie par le repos que je me suis accordée, je répète mon exploration aérienne de la pièce. C'est une cuisine à l'ancienne. Crépitant doucement, une cheminée magistrale occupe une grande partie du mur situé près de la fenêtre. Vient ensuite la porte - close -, un imposant vaisselier, puis un poêle à bois sur lequel fument deux casseroles noires dont une vieille femme en tablier sale s'occupe avec un soin tout particulier. D'un côté, elle touille savamment un ragoût de mouton aux allures de volcan déchaîné, de l'autre, elle surveille une réduction d'échalotes au vin rouge. Le manche de sa spatule constitue un juchoir de premier choix pour une bestiole fatiguée de chercher une sortie à l'air libre. Je m'y perche et entreprends de me lisser la trompe. Soyons clairs, les relents des compositions culinaires qui mijotent sous mes ventouses m'inspirent bien moins que les odeurs puissantes de la forêt ! Quoi qu'il en soit, mes ablutions entomologiques déplaisent manifestement à la cuisinière négligée. Elle saisit le torchon grisâtre qui pend à sa taille ronde et le lance dans ma direction au risque de faire valdinguer ses ustensiles. C'est d'ailleurs ce qui se passe. La cuillère, avec son contenu, s'envole en même temps que moi et s'étale au sol, dessinant un motif abstrait sur le carrelage pâle. Comment condamner pareil accès de colère ? Quand l'on sait sur quelles charognes répugnantes nous fichons nos pattes, dans quelles déjections nauséabondes nous trempons notre bouche... Ce matin, avant d'entrer dans cette maison, ne me suis-je pas barbouillé les mandibules de la dépouille liquéfiée d'un lézard farci de moisissures ?

Et hier soir, n'ai-je pas sucé jusqu'à l'ivresse la plaie infectée du chien grabataire qui finit de faisander au fond de sa niche dans la ferme d'à côté ? Le cordon bleu a décidément de solides raisons pour vouloir m'éloigner de ses marmites. Son geste n'a rien d'exceptionnel. Les hommes nous détestent, il en va ainsi depuis des lustres. Voyez par exemple Martin Luther - le bonimenteur allemand du seizième siècle, pas l'autre. Persuadé que nous avons été créées par le Diable en personne, il ne supportait pas qu'une mouche lui chatouillât la main ou le nez. D'après lui, notre nature diabolique nous poussait même à le distraire lorsqu'il écrivait ses ouvrages pieux. Bel hommage à nos qualités de nuisibles !

L'attaque de la vieille a suscité une sacrée panique parmi les créatures volantes du secteur. Elles tourbillonnent en désordre autour du plafonnier éteint et harcèlent par vagues irrégulières la seule source de lumière disponible : ma vitre imperméable. Les tamponnements saccadés de tous ces corps chitineux qui s'entrechoquent donnent une musique aléatoire vibrante et agaçante. Je participe bien sûr au concert, comme tout le monde, et me heurte aux carreaux avec le même entrain que si c'était la première fois. Il faut dire que mon instinct de survie me commande de fuir le plus loin et le plus vite possible, et que la perspective magnétique du paysage qui se dérobe m'attire chaque instant davantage.

Peu mélomane, la vivandière mouchophobe ne semble pas goûter notre récital. Sous son évier, elle s'empare d'une bombe insecticide et asperge abondamment la cohue vibrionnante. Un moustique tombe immédiatement. Puis une demi-douzaine de moucherons. La panique fait place à la terreur. Car nous avons beau tout ignorer des ingrédients chimiques des toxiques élaborés à notre intention, et surtout de leurs conséquences sur notre système nerveux, le parfum caractéristique de citronnelle qui les accompagne nous est parfaitement insupportable et suscite chez nous un effroi inné. La transe collective redouble donc d'énergie lorsque le nuage mortel atteint le gros de la troupe. En revanche, les soubresauts mécaniques des premières victimes abattues ne nous émeuvent pas outre mesure. Chacun sait que la compassion ne figure pas au nombre de nos penchants grégaires rudimentaires.

Est-ce l'effet du poison ou l'état d'épuisement ? Toujours est-il que nous sommes désormais plusieurs à avoir renoncé à franchir l'impénétrable rempart. Grouillant dans la rainure de la fenêtre, nous piétinons de façon convulsive les morts qui s'y entassent maintenant régulièrement. Nos aller-retours superflus ressemblent à une danse macabre frénétique. Et stupide. Navrant spectacle en vérité, auquel prend malgré tout visiblement plaisir l'exterminatrice armée de son tue-mouche. Le bras tendu vers nous, et pestant contre nos manquements élémentaires à l'hygiène, elle s'apprête à nous pulvériser une nouvelle dose de son gaz fatal. Pschitt ! Le vaporisateur ne crache toutefois rien d'autre qu'un liquide jaunâtre qui coule sur les doigts fripés de la tueuse. Vide. Voilà notre tourmenteuse désarmée. De dépit, elle balance à travers la pièce son artillerie inutile. La bombe rebondit sur le bord du foyer de la cheminée et termine sur le paillasson. Quelle idiote ! À un cheveu près, son engin finissait dans les flammes, où il serait devenu une redoutable grenade incendiaire. Avec ses embrasures toutes fermées et son volume d'air relativement réduit, la petite cuisine se serait alors métamorphosée en geôle crématoire pour tous les êtres vivants qui s'y agitent : nous autres insectes, assurément, mais également la cuisinière génocidaire.

Le plus effarant est qu'elle n'imagine absolument pas la catastrophe qu'elle a failli provoquer. Elle se rue sur son placard à la recherche d'un second aérosol. En vain. Ses munitions sont épuisées. Elle poursuit néanmoins sa quête dans le vaisselier. Aveuglée par la rage, elle ne comprend pas qu'elle a déjà suffisamment répandu de produit dans l'atmosphère pour exterminer la moitié des parasites de la contrée. Son comportement hystérique ne présente finalement que peu de différences avec notre effervescence machinale. Obnubilée par un but unique, comme nous, elle gesticule sans aucune logique. Comme nous. Foule animale, foule humaine, individu animal, individu humain, nos pulsions primaires, nos aspirations, nos horizons sont tellement semblables ! De surcroît, à en juger par l'état très approximatif de ses vêtements et de son équipement de cantinière, et par la crasse sous ses ongles, ses lamentations sur notre malpropreté s'avèrent assez injustes. Tellement semblables...

Le recours à la chimie lui étant impossible, la vieille ramasse le torchon qu'elle m'a jeté tout à l'heure et fonce sur les derniers d'entre nous qui frétillons encore. Le linge claque ! Le souffle, terrible, balaie les corps empilés et expédie presque tous les survivants par terre. Déblayée, la rainure laisse du coup apparaître les trous d'évacuation de condensation. Une chrysope s'y insinue adroitement. Le vert tendre de sa voilure diaphane agit comme un signal pour les quelques mouches qui la suivaient et qui s'engouffrent tout de suite derrière elle. J'en suis. L'air du tunnel où nous avons pénétré n'est pas pollué, nous respirons enfin à notre aise. Quoiqu'en queue de procession, je perçois, devant mes complices d'évasion, le bleu du ciel et les frondaisons mouvantes de la forêt. L'étroitesse de la galerie interdit tout dépassement, mais dans notre impatience fébrile, nous nous hasardons à des manoeuvres emberlificotées dont le seul résultat et de ralentir notre cavale. Au reste, les émanations champêtres que nos sens en éveil saisissent à présent par bouffées ne calment évidemment pas le jeu. L'excitation est à son comble. Et dans nos cerveaux primitifs - impulsion aveugle et irrésistible -, se forme une certitude radicale : nous ne mourrons pas empoisonnées !

Personne ne saurait en effet mieux dire car notre couloir exigu débouche en fait sur une ravissante barbotière recouverte de nénuphars. La chrysope est gobée par une agile rainette, mes deux devancières par un crapaud boursouflé. Pas de quoi assouvir son vorace appétit.

Nègre



Les commentaires

Le 21 juillet 2011 13:22 par jules
prems
Le 21 juillet 2011 13:23 par jules
bon maintenant je lis...
Le 21 juillet 2011 13:29 par Studionègre
putain, deuz' !
Le 21 juillet 2011 13:40 par krikoui
troiz
Le 21 juillet 2011 14:04 par Joe SKULL
plutôt bien écrit ce petit récit. merci Studionegre!
Le 21 juillet 2011 14:06 par krikoui
Je vais voir les mouches d'un autre battement d'ailes... merci pour le partage. tu écris beaucoup ? tu as déjà publié ?
Le 21 juillet 2011 14:12 par Studionègre
Pas de publications sérieuses, non. Notamment des petits trucs dans le cadre de concours de nouvelles.
Le 21 juillet 2011 14:15 par krikoui
C'est déjà bien !!! En tout cas tu écris bien, je l'avais déjà remarqué dans tes commentaires, c'est si rare sur le net !!
Le 21 juillet 2011 14:22 par Studionègre
Merci Mam'zelle.
Le 21 juillet 2011 14:40 par jules
Ouep sympa, pas mécontent d'être un humain, 3 à 4 semaines de vie dans le meilleure des cas!!!
Le 21 juillet 2011 14:43 par Studionègre
Ben, de vie d'imago, c'est-à-dire de mouche formée. En comptant la période asticot ça doit bien pousser de quelques jours ! ^^
Le 21 juillet 2011 14:51 par Zguig
Ouais!! chapeau bas
Le 21 juillet 2011 15:18 par jules
quelques jours sur une vie de quelques semaines ça me semble pas négligeable...même en temps qu'asticot :-)
Le 21 juillet 2011 16:21 par Zilone
Oh putain trop long à lire pour moi ... j'ai craqué après le premier paragraphe ;) mais si c'est toi qui a écrit ça, wouaw !
Le 21 juillet 2011 16:42 par Studionègre
Comment ça "si c'est toi" ?! Bien sûr que c'est moi qui a écrit ça comme tu dis !
Le 21 juillet 2011 19:13 par BabaO
Beau texte, bravo monsieur.
Le 21 juillet 2011 19:17 par BabaO
Tiens d'ailleurs j'ai posté un visuel à base de mouche, il y a 2 ou 3 jours :)
Le 21 juillet 2011 19:34 par Andy
Lol de PTDR
Le 21 juillet 2011 20:28 par Zilone
ben bravo ;)
Le 22 juillet 2011 13:29 par tripotemascagne
Beaucoup aimé, bravo. Si tu en as d'autres qui traînent, n'hésite pas.
Le 22 juillet 2011 18:15 par Studionègre
Merci m'sieur.
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